„La mafia uccide, il silenzio pure.“ — Peppino Impastato

Peppino Impastato, l’enquête de dépistage et la piste qui mène à l’Opération Gladio: toutes les omissions, 40 ans après l’assassinat

Aujourd’hui c’est un anniversaire funeste mais important à évoquer. Nous avions déjà dédié, l’année dernière, un post à Peppino Impastato: https://cantuscanti.org/fr/peppino-impastato/. Ici de suite un article qui décrit bien ce que cette affaire nous a caché et continue de nous cacher.

Peppino Impastato, l’enquête de dépistage et la piste qui mène à
l’Opération Gladio (NdT : Wiki ITWiki FR) : toutes les omissions, 40 ans après l’assassinat

Source: Il Fatto Quotidiano – Article de Giuseppe Pipitone – 8 mai 2018 – Traduction: Mathias Esnault

Cinq enquêtes, la condamnation en primer instance pour le boss de « Cosa Nostra » (NdT : Mafia Sicilienne) Tano Badalamenti et deux motions de non-lieu pour les « carabinieri » (gendarmes) sous le commandement de Antonio Subranni (NdT :en 1978 nommé chef de la section opérative des « carabinieri » de Palerme qui enquêterons sur l’assassinat de G.Impastato) n’ont pas suffi pour dire toute la vérité sur l’assassinat de l’activiste de « Démocratie Prolétaire », assassiné à Cinisi (Palerme) la nuit du 8 au 9 mai 1978. Restent les soupçons, évoqués par la relation de l’Antimafia , qui parle de « pactes » entre mafieux et parties de l’état, ainsi qu’une piste qui conduit à un autre mystère italien.

Ce devait être seulement l’histoire d’un fou comme un autre. Un terroriste qui s’était fait sauter en l’air en essayant de saboter une ligne ferroviaire. Au contraire, c’était l’histoire d’une rébellion : la rébellion à « Cosa Nostra » faite par un fils de « Cosa Nostra ». Mais celle de Peppino Impastato c’est surtout l’histoire d’un dépistage. Une histoire étouffée, car liée au pacte durable et inadmissible qui voit des mafieux sous l’aile protectrice de certains bouts d’État. Le résultat est que quarante ans, cinq enquêtes de la magistrature, une enquête de la commission Antimafia, deux condamnations pour des boss de Cosa Nostra et deux motions de non-lieu pour les « carabinieri » n’ont pas suffi pour dire toute la vérité sur l’assassinat de l’activiste de « Démocratie Prolétaire », assassiné à Cinisi (Palerme) la nuit du 8 au 9 mai 1978.

La nuit de la République – On allait se la rappeler comme la nuit de la république, avec les JT racontant la découverte du cadavre, à Rome dans une Renault 4, du premier ministre italien Aldo Moro kidnappé, 55 jours auparavant, pas les Brigades Rouges. En dernière page un fait divers locale : la mort accidentelle, en Sicile, d’un poseur de bombe déséquilibré. La vérité était ailleurs mais proche, même très proche de la maison de ce mort. Il n’y avait qu’a faire « Les cent pas » pour citer le film du réalisateur Marco Tullio Giordana qui fit connaître cette histoire au grand public.

Impastato était fils et petit-fils de mafieux, il avait grandi dans la même rue où habitait Gaetano Badalamenti, le boss mafieux qui sera ensuite condamné pour son assassinat, même si seulement en première instance : en effet Tano Seduto (NdT : Jeu de mot sur « Toro Seduto » aka Tatanka ou Sitting Bull), comme l’appelait Peppino lors des émission qu’il animait sur sa Radio Aut, allait mourir avant sa condamnation définitive.

Le cadavre d’Aldo Moro

Enquêtes, repentis et archivages – En même temps pour obtenir la sentence de la cour d’assises sur Badalamenti il a fallu attendre jusqu’en 2002 : des miettes de vérité avec 24 ans de retard. Le motif de ce retard pose un question fastidieuse à laquelle personne n’a encore répondu : pourquoi les hommes du général Antonio Subranni auraient dépisté les enquêtes de l’affaire Impastato ? Aucune sentence établit cela, mais au contraire, ce général (ex-chef du R.O.S. – Groupe pour la lutte contre la mafia et le terrorisme), récemment condamné à 12 ans – suite à la fin du procès sur la Négociations État-mafia – , se voit peut-être retirer certaines accusations. Qui le fait son nom est Francesco Di Carlo lorsqu’il dit : « Gaetano Badalamenti, poussait Nino et Ignazio Salvo pour parler avec le colonel (NdT :Subranni). Peu de temps après il m’a dit : non, l’affaire est close. Rien n’apparaissait sur les journaux pendant un moment, ça avait été archivé ». Toutefois, à deux reprises, le Parquet de Palerme a demandé au juge d’instruction de clore l’enquête sur Subranni, accusé de complicité, et sur Carmelo Canale, Francesco De Bono et Francesco Abramo, accusés de faux témoignage. Le motif ? Ces imputations sont désormais arrivées en prescription. La dernière motion de non-lieu, date de juin 2016 et depuis ce moment on attends qu’un juge d’instruction choisisse quoi faire de l’enquête rouverte en 2010 par le procureur adjoint Francesco Del Bene, et ensuite reprise par les procureurs Nino Di Matteo et Roberto Tartaglia. C’est la dernière enquête sur l’affaire Impastato et elle retrace dans le détail les manœuvres accomplies par les Carabinieri pour éviter à tout prix de prendre le chemin menant à piste mafieuse.

Antonio Subranni

Comment ils étouffèrent l’assassinat – Ce dépistage a été reconstitué par le Centre Impastato – auteur en 1994 de la première demande de réouverture de l’enquête – et ensuite est arrivé au sein de la commission parlementaire Antimafia, qui a mis en lumière les omissions et les fautes d’une enquête polluée déjà sur la scène du crime. Le matin du mois de mai d’il y a 40 ans, les enquêteurs arrivés sur le lieu du fait entre Cinisi et Terrasini, ne voient pas qu’a quelques mètres su cratère sur la voie ferrée se trouve une pierre : un gros cailloux avec une tâche de sang abondante. Ce seront les compagnons de Peppino qui vont la trouver, quelques heures après. Très probablement c’est l’arme utilisée pour tuer le jeune journaliste. Puis les assassins « habillent le pantin », l’attachent à la voie ferrée pour mettre en scène le suicide d’un terroriste. Mais lors du premier rapport des carabinieri, nulle mention de ce caillou tâché de sang. « Concernant ce fait – on peut lire dans un article du Journal de Sicile de l’époque – les enquêteurs ont affirmé avoir trouvé des serviettes hygiéniques féminines à côté des tâches de sang et sont convaincus que les analyses hématologiques ne changeront pas les dynamiques esquissées auparavant ». On parle abondamment et immédiatement, au contraire, de l’explosif utilisé pour le soi-disant attentat : c’était le même type de celui utilisé dans les carrières. Cependant, aucune perquisition sera ordonnée dans les carrières autour de Cinisi, presque toutes, propriété de personnalités mafieuses. « Si, toutefois, il était envisagé de poursuivre l’enquête sur une hypothèse d’assassinat, il faudrait quand même exclure que Giuseppe Impastato ait été tué par la mafia », écrivent, sûrs de leurs affirmations, les carabinieri dans le premier rapport présente au Parquet.

Francesco Del Bene

Le témoin : portée disparue, elle était chez elle – On était tellement sûr que la mafia n’était pas impliquée, qu’on ne va même pas entendre ceux qui auraient pu être des témoins oculaires du délit. Par exemple, Provvidenza Vitale, qui travaillait au fonctionnement du passage à niveau de Cinisi la nuit où Impastato fût assassiné. Pendant 32 ans personne n’a réussi à la trouver. C’est-à-dire : on déclara qu’elle avait émigré aux États-Unis car devenue veuve ; dans leurs rapports les carabinieri écrivirent seulement que cette femme était « introuvable ». Le hic c’est que Mme Vitale n’est jamais disparue ni a jamais été « introuvable ». Mis à part quelques courtes visites à de la famille qu’elle avait en Amérique, elle a toujours habité chez elle, à Terrasini, un village jouxtant Cinisi, peuplé d’environ dix mille habitants à l’ouest de Palerme. À découvrir ce fait c’est le procureur Del Bene qui l’interroge en 2011 : la dame, cependant, est âgée de 88 ans et ses souvenirs de cette nuit de 1978 se sont affaiblis. Or, le procureur réussit quand même à confirmer que Mme Vitale ne s’est presque jamais éloignée de sa maison et qu’elle a toujours habité à deux pas de là où Impastato fut tué, là où elle a eu aussi ses six enfants. Par surcroît un de ses gendres est un carabiniere : on se demande donc pourquoi, pendant toutes ces années les enquêteurs auraient cherché à masquer aux juges l’existence de ce témoin clé dans un cas aussi délicat que celui-ci ?

L’enquête de la Commission Antimafia et ces Négociations Mafia-État – En 2000, une tentative de réponse vient de la commission Antimafia. « Giuseppe Impastato défia la mafia dans un territoire ou des morceaux de l’appareil étatique et des mafieux très puissants s’étaient accordés avec un système de relations ; un système (présent aussi sur d’autres territoires) qui faisait semblant d’opérer à une chasse/fuite entre forces de l’ordre et chefs mafieux, mais qui n’était autre que une cohabitation pacifique pour un contrôle ‘serein’ de la zone », écrit le politicien Giovanni Russo Spena. « C’est d’ailleurs très probable – continue le document de la commission – que Badalamenti ait entretenu des rapports confidentiels avec des carabinieri d’un certain niveau, de haut-niveau, étant donnée l’importance au sein de l’organisation mafieuse du boss de Cinisi. Rien n’a encore été écrit à propos du rapport entre la mafia et les forces de l’ordre et lorsqu’on le fera on pourra remarquer qu’il existe de nombreux chefs mafieux qui veulent apparaître comme les preux et fiers combattants de la « flicaille » d’une part, mais de l’autre n’hésitent pas à collaborer, a s’accorder et à négocier avec cette même « flicaille ». Un double jeu. Pendant une longue période historique la normalité des rapports confidentiels des carabinieri et de la police avec les mafieux n’a pas seulement été une réalité, mais le cœur de ceux que aujourd’hui on appelle ‘pourparlers d’enquête’ ». Es-ce vraiment ainsi ? Les enquêtes sur Impastato ont-elles été dissimulées uniquement pour un pacte de non-belligérance entre boss et carabinieri ? Uniquement pour un double jeu, un échange de faveurs, un pourparler avant l’heure qui avait comme objectif l’arrestation des fugitifs et le contrôle de la zone ?

Giovanni Impastato

La saisie informelle et les pièces manquantes – C’est l’hypothèse du Parquet de Palerme qui a récemment obtenu la condamnation de Subranni, justement pour avoir consommé un pacte avec Cosa Nostra. Mais, derrière l’affaire Impastato, est apparue récemment une nouvelle piste d’enquête bien plus noire et sombre. Une hypothèse liée à une autre découverte faite par les procureurs, une feuille sur laquelle les carabinieri avaient écrit : « Liste du matériel réquisitionné informellement au domicile de Impastato Giuseppe ». Il y a bien eu une perquisition informelle chez Peppino, une saisie qui ne fut autorisée par quiconque. Cette feuille est un détail important car elle s’associe à une autre liste, cette fois-ci formelle, dans laquelle les carabinieri attestaient n’avoir pris que 6 feuilles (lettres et flyers), ou étaient écrits des textes d’inspirations politique et des propos de suicide. « Je veux abandonner la politique et la vie », c’est le texte d’une note qui, pour les enquêteurs, devait être la preuve du suicide. Dans les documents saisis, il y avait encore autre chose. Giovanni Impastato, frère de Peppino, l’a raconté : « J’ai le souvenir que mon frère peu avant de mourir, s’intéressait activement à la tuerie du baraquement de Alcamo Marina, massacre qui s’était consommé en 1976 ou deux jeunes carabinieri avaient perdu la vie. Après ce fait, les forces de l’ordre sont venues fouiller chez nous étant donné que mon frère était considéré comme un extrémiste. Depuis ce moment Peppino commença à recueillir des informations qu’il accumulait dans une sorte de dossier : un classeur qui fut saisi et jamais restitué ».

 

Giuseppe Gulotta

La piste du baraquement de Alcamo Marina – La tuerie du baraquement de Alcamo Marina est aujourd’hui encore un des nombreux mystères non résolus de ce pays. Les carabinieri Carmine Apuzzo et Salvatore Falcetta furent trouvés assassinés la nuit du 27 novembre 1976 au lieu-dit du village près de Trapani, à trente kilomètres de Cinisi. Pour le double meurtre on arrêta cinq jeunes, Giuseppe VescoGaetano SantangeloGiuseppe Gulotta, Vincenzo Ferrantelli et Giovanni Mandalà. Ce fut le premier qui accusa les quatre autres, qui étaient encore des lycéens. On les tortura et on les obligea par la force à signer des aveux. Vesco, leur accusateur, mourut en prison de façon étrange : on le trouva pendu dans sa cellule, alors qu’il était manchot de sa main droite. Comment aurait-il pu faire un nœud coulant avec une seule main. Personne ne s’est posé la question. Et personne se demande quelle raison aurait amené ces quatre adolescents à commettre un massacre si atroce. C’est toute l’étrangeté de l’affaire d’Alcamo Marina. Un double meurtre survenu lors d’un contexte inquiétant et aujourd’hui encore sans aucun coupable : comme celui d’Impastato. Santangelo, Gulotta, Ferrantelli ont tous été condamnés et ont dû attendre 36 ans pour qu’un témoin raconte la vérité : c’est grâce au brigadier en retraite Renato Olino qu’ils furent acquittés lors d’un procès de révision en 2012.

Gladio, les convergences parallèles, le puzzle – Les auteurs de la tuerie d’Alcamo Marina, au contraire vont rester sans visage. Pourquoi on tua Apuzzo et Falcetta ? Plusieurs années après, les enquêteurs ont formulé l’hypothèse que les deux carabinieri auraient pu être au mauvais endroit au mauvais moment : lors d’un barrage routier ils arrêtèrent un fourgon qui transportait des armes destinées à une base du Gladio, à proximité. C’est pour cette raison que l’on a voulu résoudre l’affaire d’Alcamo Marina en accusant quatre innocents ? Car il y avait le risque de dévoiler, avec 25 ans d’avance, l’existence de l’organisation paramilitaire adhérente au réseau Stay Behind, c’est-à-dire l’opération promue par la CIA pour une Europe anti-communiste ? Ce ne sont que des hypothèses, des pistes d’enquête jamais confirmées, des questions sans réponse, mais que les enquêteurs ont récemment associé à l’affaire Impastato. L’activité de contre-information que Peppino menait avait-elle été fructueuse au sujet de la tuerie d’Alcamo Marina ? Et c’est également pour cette raison que les enquêtes sur le meurtre du jeune reporter de Cinisi, furent dépistées ? Impastato devint une affaire à enterrer pour effacer les motifs réels qui l’avaient amené à la mort ? Dans ce cas, le fait qu’ il se moquait de Badalamenti depuis les microphones de Radio Aut, aurait été seulement une raison de plus pour le faire taire. Les enquêteurs ont appelé cela, la « convergence des intérêts » : elle se vérifie lorsque il y a plusieurs raisons et plusieurs commanditaires pour un « delitto eccellente » (NdT :victime de la mafia de haut profil). Le meurtre de Peppino devait seulement être la mort d’un fou. Aujourd’hui c’est l’histoire d’un puzzle incomplet : au fil des ans il y a toujours eu quelqu’un pour en cacher un morceau.

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